Réponse au GHI

{rømano}⏚
11 min readNov 3, 2022

Dans son édition du 27 octobre 2022, le “journal indépendant des genevois” laisse Gil Egger receuillir les propos d’Yves Roucaute à propos de son livre “L’obscurantisme vert”.

L’interview est également consultable en version web ici.

Estomaqué à la vue de cette courte interview complètement hors-sol et à contre-courant de la colossale littérature scientifique sur le sujet, j’interpelle — sans réponse à ce jour, bien sûr — le journal et l’auteur sur Twitter, mais la pilule ne passe toujours pas. Je souhaite m’accorder un droit de réponse ici.

Bien sûr, ce journal n’occupe pas une grande place dans le paysage médiatique global, mais il est tout de même tiré à 270000 exemplaires, dit être le journal “le plus lu à Genève”, est distribué gratuitement dans les boîtes à lettres du canton genevois et du district vaudois de Nyon, dans lequel je réside, et a un lectorat principalement âgé de 55 ans et plus dont on peut supposer (de façon empirique, je serais ravi de me voir fournir des études à ce sujet) une moindre sensibilisation initiale aux enjeux planétaires ainsi qu’une confiance accrue (par rapport aux plus jeunes générations) en la presse.

Anylse lectorat — Source GHI

Je fulmine car ce n’est là qu’un énième exemple parmi tant d’autres, de la responsabilité des médias dans la communication de l’information au grand public, et un énième bafouement par le journalisme de la Charte de Munich qui lui est si chère, puisque l’on peut parler ici de confusion entre le métier de journaliste et de propagandiste. Par leurs choix éditoriaux, sous couvert de liberté éditoriale et de droit à l’information dissimulant maladroitement le plus souvent une recherche de buzz et d’audimat, les médias se rendent également coupables de désinformation et du manque de formation des citoyens face à ces enjeux. Le climat est devenu un sujet parmi d’autres, certes plus présent, mais trop souvent secondaire et traité à la légère. On se souvient du rapport du GIEC rapidement occulté par l’arrivée de Messi au PSG.

Alors, GHI, celle-là, elle est pour toi. Et ça me servira à l’avenir d’article référentiel pour tes prochains confrères qui commettront ce genre de fautes.

GHI, ce matin, voilà ce que vous m’inspirez à brièvement dessiner. Vous tombez dans le panneau de nombreux autres médias avant vous et, malheureusement, encore après vous:

Source PNG & code source pour Excalidraw; libre de droits— liste bien sûr non exhaustive, j’ai mis selon l’inspiration

A l’heure où l’origine anthropique des bouleversements planétaires actuellement à l’oeuvre fait consensus dans la communauté scientifique, où l̶’̶e̶x̶t̶i̶n̶c̶t̶i̶o̶n̶ l’extermination de la biodiversité atteint des sommets, où les limites planétaires sont allègrement franchies les unes après les autres comme on grille un feu rouge et où nous devons sans plus attendre entamer une profonde transformation de nos modes de vies afin de garder un monde un tant soit peu soutenable pour notre espèce comme pour celles qui nous accompagnent et nous maintiennent en vie, laisser la place à ce type d’énergumène est dangereux, voire criminel.

Rappelons déjà qu’Yves Roucaute est philosophe et écrivain.

Pas climatologue, hydrologue, physicien, glaciologue, biologiste, océanologue, géologue, ou géochimiste.

Pas spécialiste du climat, de l’eau, ou de l’énergie.

Pas chercheur.

Pas ingénieur.

Pas technicien.

Bref, un écrivain qui a besoin de vendre ses bouquins pour vivre: cela ne procure aucunement un quelconque argument d’autorité, mais laisse visiblement toute la liberté de raconter n’importe quoi.

Prenons au pif l’un des arguments de ce torchon: “faire du CO2 une source d’oxygène et d’énergie en cassant la molécule”. Ce philosophe a-t’il la moindre idée de l’énergie considérable nécessaire pour ce faire? Ne tombe-t’il pas plutôt là dans le technosolutionnisme primaire, comme beaucoup?

Oui, ça existe: Nature: Direct dioxygen evolution in collisions of carbon dioxide with surfaces. Comme nombre de très potentielles voire improbables solutions techniques ultérieures (coucou ITER et la fusion!), il y a cependant un monde, que dis-je!, un univers, entre des recherches puis essais en laboratoire sous environnement contrôlé, et une industrialisation massive et sécurisée à l’échelle. Soyons clairs, je ne remets pas en cause la recherche, je travaille moi-même dans un secteur qui consacre une part considérable de ses investissements à la R&D, et elle est bien évidemment nécessaire, au quotidien et pour l’avenir. Mais elle ne rencontre pas toujours le succès et elle n’a pas la réponse à tout, encore moins de façon immédiate, ni aux problèmes auxquels nous faisons face en cet instant même. Soit dit en passant, cette étude s’oriente plutôt vers un domaine d’application spatial, où cette technologie pourrait aider à générer de l’oxygène sur place dans le cadre de l’exploration de Mars, par exemple. Rien de très nouveau en soit (je n’ai pas dit simple, j’ai dit pas nouveau), il s’agit d’un accélérateur et collisionneur de particules réduit. Notons cependant qu’à l’heure actuelle le rendement est médiocre et que pour 100 molécules de CO2 accélérées, le réacteur ne produit qu’une à deux molécules d’oxygène. Mais monsieur Roucaute a-t’il seulement lu l’étude? Permettez-moi d’en douter.

Dénoncer les “rouge-verts”? Plutôt culotté pour un ancien membre des jeunesses communistes et dirigeant de l’union des étudiants communistes!

S’en prendre à la liberté individuelle? Affaiblir les démocraties qui en viennent à saboter leur propre industrie automobile? Monsieur, la voiture électrique n’a pour but que de sauver l’industrie automobile, pas la planète.

Bref, je ne m’étalerais pas ici à reprendre ni à débunker point par point les inepties contenues dans un bouquin dont la seule utilité éventuelle serait de caler un meuble aussi bancal que les arguments qu’ils contient. Et bien que le temps consacré à la rédaction de ce billet illustre déjà en soit et à nouveau parfaitement la loi de Brandolini.

Il y a l’AFP-Factuel qui a publié cet article en réponse à des posts qui circulaient sur les réseaux sociaux et se basant sur le livre de notre cher climatonégationniste.

Nous n’avons plus le temps.

Pendant que nous tergiversons, n’entamons pas une profonde remise en question, et mettons en place des mesurettes certes bénéfiques mais ô combien insuffisantes, la demande de l’humanité dépasse la biocapacité de la planète depuis des décennies.

Le taux d’épuisement des eaux souterraines a doublé entre 1960 et 2000. 80% des eaux usées du monde sont rejetées sans traitement préalable. Près de 4 milliards de personnes sont touchées par une pénurie d’eau sévère pendant au moins 1 mois par an. 1 habitant sur 3 n’a pas accès à des services d’assinissement fiables et c’est à l’origine de près de 2 millions de décès évitables chaque année.

Nous avons perdu 32% de la superficie forestière depuis l’époque préindustrielle. Et 178 millions d’hectares de forêt depuis 1990. 100 millions d’hectares en forêts tropicales entre 1980 et 2000, principalement en raison de l’augmentation de l’élevage du bétail en Amérique latine (42M) et des plantations en Asie (7.5M). Plus de 20'000 espèces d’arbres sont classées dans la liste rouge des espèces menacées de l’IUCN, plus de 8'000 sont en danger critique.

75% des terres émergées sont sévèrement altérées à ce jour par les activités humaines (déforestation, expansionnisme territorial, pollutions, etc.), 50% sont utilisées pour l’agriculture dont 77%, soit 11 millions de km², pour l’élevage. 12 millions d’hectares de terres arables sont perdues chaque année (pollués, dégradés, artificialisés, imperméabilisés).

80% des insectes ont disparu d’Europe depuis 1990. La population de vertébrés sauvages a décliné de 60% entre 1970 et 2014. Ce taux monte à 89% pour l’Amérique du Sud et l’Amérique Centrale, qui abritent une biodiversité colossale. Nous avons perdu 83% des individus parmi les grands mammifères sauvages. Ils ne représentent plus que 4% des mammifères terrestres, alors que 60% d’entre eux sont dorénavant nos animaux d’élevage.

1 espèce d’oiseau sur 8 est menacée d’extinction. 70% des oiseaux de la planète sont dorénavant nos oiseaux d’élevage. 1 million d’oiseaux meurent par étranglement ou étouffement de déchets plastiques chaque année.

95% des animaux marins ont ingurgité des déchets plastiques. 1 million d’espèces animales et végétales sont menacées d’extinction, sur 8.7 millions d’espèces recensées (dont 5.5M d’insectes). 39% des populations marines ont décliné depuis 1974.

65 milliards d’animaux sont tués chaque année pour la consommation de viande. 1'000 milliards d’animaux marins meurent chaque année de la pêche et de la surpêche.

A +1.5°C de réchauffement planétaire, sur 105000 espèces étudiées, 6% des insectes, 8% des plantes et 4% des vertébrés devraient perdre plus de la moitié de l’aire de leur niche climatique. 70 à 90% des récifs coralliens seront dégradés.

À +2°C, ce seront 18% des insectes, 16% des plantes et 8% des vertébrés. 99% des récifs coralliens seront perdus: le corail représente moins de 1% de la surface océanique, mais il est essentiel à la survie de plus d’un tiers des espèces marines.

D’ici à 2100, le pergélisol pourrait diminuer de 30% et libérer jusqu’à 160 milliards de tonnes de GES. Si la totalité du carbone contenu dans celui-ci était relâchée, la moyenne des températures planétaires atteindrait de +5°C à +8°C d’ici à 2100. Or, si nous dépassons les +2°C, jusqu’à 70% de celui-ci pourrait disparaître.

La banquise Arctique a perdu en moyenne plus d’1 millions de km² par décennie depuis 1979. Si tout l’Antarctique fondait, le niveau moyen de la mer augmenterait d’environ 70 mètres. Sans aller jusque là, et sans même dépasser les +2°C, la hausse du niveau des mers pourrait atteindre 30 à 60cm d’ici 2100. 10% de la population mondiale vit dans les métropoles côtières, dans les deltas ou sur des îles.

91% des habitants de la planète respirent un air pollué, qui est à l’origine de près de 7 millions de morts chaque année.

Sources en pied de ce billet, of course.

Je continue? L’avantage, quand on s’appuie sur des sources qui ne manquent définitivement pas, c’est qu’on pourrait poursuivre longtemps. Et encore, je n’ai brièvement abordé là que l’impact sur le vivant, pas l’origine. On pourrait parler de l’énergie que nous consommons et sortir tout autant de chiffres alarmants. De comment nous la produisons. De nos automobiles. De l’étalement urbain. Du numérique. Du ciment. De l’ammoniac. De la pollution atmosphérique. De l’industrie textile. Etc.

Nous. En. Sommes. Responsables.

Que cela vous plaise ou non.

Dès lors, pensez-vous encore vraiment que nous avons du temps à perdre à donner leur place aux Yves Roucaute de ce monde dans nos médias??

Cher GHI,

Vous avez un train de retard, l’origine anthropique du réchauffement est actée pour tous, sauf pour les tristes individus frappés de cécité intellectuelle tels que l’interviewé du jour et dont il faut se débarrasser au plus vite dans les journaux et sur les plateaux télé. Vous vous êtes fait berner par un individu qui s’appuie sur des arguments douteux, à contre-courant du consensus scientifique global, en bref, un praticien du déni. Oh, vous n’êtes pas les seuls, il a bénéficié d’une couverture médiatique chez d’autres de vos confrères. On l’a vu passer, par exmple, sur le plateau de TV5 Monde récemment.

Je me désole toutefois que 270000 foyers autour de Genève puissent consulter cette brève interview ubuesque.

Il est grand temps que les médias se reponsabilisent sur le traitement qu’ils font de l’info. On a vu cet été Marc Hay, présentateur météo de BMF TV (notez, car on ne me voit pas souvent dire grand bien de cette chaîne!) fulminer parce qu’ils en avait marre que le traitement des vagues de chaleur soit accompagné d’images de plage, d’enfants se baignant, d’interview de marchands de glace se réjouissant de la hausse des ventes, ou que sais-je:

“Il faut qu’on change notre façon de parler de ça!”

Cher GHI, inspirez-vous donc de vos voisins français, telle que la nouvelle charte du groupe Radio France, ou la charte pour un journalisme à la hauteur de l’urgence écologique, ou encore son équivalent allemand: Netzwerk Klimajournalismus, voire de la coalition des médias anglophones: Covering Climate Now. Ne croyez pas, malheureusement comme beaucoup dans notre beau pays, que la Suisse est un îlot de nature préservé des enjeux et des impacts.

Citation — Plan d’action biodiversité 2019–2030 Vaud

En colportant de tels propos, vous ne faites que semer le doute chez une partie de la population peu informée sur le sujet, voire potentiellement naïve et sujette à accorder une oreille aux théories du complot. Vous êtes, comme Mr Roucaute et les autres individus de sa catégorie dans leurs publications, coupable de cherry-picking en accordant autant de place à une voix dissonante qu’à l’entier du reste de la communauté scientifique.

Climate cherry picking — Skeptical Science

Le GIEC nous rapporte qu’il n’est pas trop tard, que nous pouvons réaliser les changements nécessaires pour conserver un monde un minimum soutenable, et que le coût de l’inaction sera supérieur à celui d’une réelle redéfinition de nos modes de vie actuels (énergie, transports, logement, industrie, agriculture, alimentation, urbanisme, etc.).

Le challenge qui nous fait face est sans précédent et nous n’avons plus de temps à accorder à des discours réactionnaires d’un autre temps.

Chaque jour d’inaction augmente l’ampleur des catastrophes tant sociales qu’environnementales qui nous attendent.

Cher GHI, ayant rapporté votre article auprès de mes collègues des Shifters de Suisse, émanation suisse du désormais bien connu Shift Project français, dont je suis membre, sachez que l’association se tient à disposition de votre équipe éditoriale pour échanger, vous sensibiliser, vous informer, avec transparence et bienveillance, en s’appuyant sur des éléments factuels et chiffrés. Contactez-nous, venez discuter lors d’un prochain évenement.

Je terminerai par une petite note personnelle, ayant eu l’immense honneur et plaisir de déjeuner cette semaine avec un ancien secrétaire général de l’Organisation Météorologique Mondiale (qui héberge le GIEC), qui disait entre autres, à propos des accords de Paris, et cela ne surprendra d’ailleurs personne qui suive un minimum l’actualité scientifique:

“Actuellement, nous ne sommes pas du tout, du tout, du tout (!) sur la bonne trajectoire. Les engagements actuels nous mènent plutôt vers +2.5°C. C’est colossal”

Alors, on s’y met sérieusement quand?

Les divers chiffres plus haut proviennent d’une synthèse cumulant de multiples statistiques sur l’effondrement de la biodiversité, la pauvreté, la pollution de l’air et de l’eau, etc., aperçue sur Yggdrasil, dont j’avais extrait une partie mais dont je ne retrouve plus le lien direct du PDF. Les chiffres étaient tous sourcés, voir ci après. Si quelqu’un retrouve l’auteur, qu’il m’avertisse :-)

  • Revue PNAS. Étude The biomass distribution on Earth, 2018
  • IPBES. Rapport 2019
  • Rapport mondial des Nations Unies sur la mise en valeur des ressources en eau.2020. L’eau et les changements climatiques. 2020
  • ONU. Rapport sur les objectifs de développement durable 2019
  • Geo 6. L’avenir de l’environnement mondial. Publié par le Programme des Nations Unies pour l’environnement. 2019
  • GIEC. Résumé pour décideurs. Rapport 2019
  • Organisation des nations unies pour l’alimentation et l’agriculture 2017
  • FAO. Article Science & Vie. 24 janvier 2020
  • IPBES. WWF Rapport Planète Vivante. 2018
  • Etude internationale publiée par la revue PLoS One. Octobre 2017
  • Revue PNAS. Étude The biomass distribution on Earth. 2018
  • Rapport de BirdLife International. State of the World’s Birds. 2018
  • FFPA. La protection animale en chiffres
  • FRA. Rapport Évaluation des ressources forestières mondiales de la FAO. 2020
  • UICN. Décembre 2019
  • Ospar. Fondation Surfrider. 2016
  • Rapport Worse things happen at sea: welfare of wild caught fish. 2010
  • GIEC. Communiqué de presse. 25 septembre 2019
  • The Copernicus Climate Change Service. CLIMATE Bulletin. Mai 2020
  • OCEANCLIMAT. Article La fonte des glaces: où, comment, et pourquoi? Avril 2019
  • CNRS le journal. Article Pergélisol, le piège climatique. Janvier 2015
  • Journal of Geophysical Research: Biogeosciences. Permafrost thaw and soil moisture drive CO2 and CH4 release from upland tundra. Février 2015
  • Copernicus Marine Service Ocean State Report. 2018
  • Première conférence mondiale de l’OMS sur la pollution de l’air et la santé. Novembre 2018

Vous souhaitez reprendre ou modifier cet article pour l’adapter en réponse à un autre contenu grotesque publié dans un autre média? Servez-vous! Un petit crédit ou mention de l’article original serait appréciable :-)

Le diagramme est également libre d’accès sur mon Github. C’est un extrait JSON du design fait sur Excalidraw, il vous suffit de copier le code dans l’éditeur de texte de votre choix, de sauver le fichier avec l’extension “.excalidraw”, puis de l’importer depuis leur site.

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