Faisant fi des critiques toujours plus bruyantes, tant populaires que venant de personnalités politiques et scientifiques, Total poursuit son ptit bonhomme de c̶h̶e̶m̶i̶n̶ pipeline sur le chantier EACOP. Un contact parmi les Shifters Switzerland, une association émanant du Shift Project français, dont je suis membre et suis avec attention les travaux, nous a récemment partagé cette plateforme qui permet de suivre l’avancement du projet via des images satellites capturées à intervalles réguliers. Cela m’a spontanément inspiré ce billet d’humeur, ça faisait un bail que je ne m’étais pas remis à l’exercice. Présentation et retour sur le projet donc, avec quelques dessins de presse par-ci par-là, comme à mon habitude, et surtout quelques chiffres et ordres de grandeur sourcés. C’est parti!
EACOP, c’est quoi?
L’East African Crude Oil Pipe, c’est l’une des plus grosses bombes climatiques du monde, un méga-projet de pipeline pétrolier traversant le parc naturel des grands lac d’Afrique sur plus de 1440km de long. C’est une catastrophe environnementale et humaine (ou l’inverse, selon ton sens des priorités).
C’est un projet détenu à 62% par Total et 8% par la CNOOC (China National Offshore Oil Company), ainsi qu’à 15% chacun par l’Ouganda et la Tanzanie.
En quelques chiffres:
- Des réserves “estimées à 6.5 milliards de barils bruts, dont au minimum 1.4 milliard récupérables”, ont été découvertes dans cette région en 2006, selon les ONG Survie & Les Amis de la Terre
- Ce sera le plus long oléoduc chauffé du monde (50°): 1'443km à travers l’Ouganda et la Tanzanie, dont 400km de pipeline le long du bassin du lac Victoria, le 2è plus grand lac d’eau douce du monde.
- Juste pour donner un ordre de grandeur: avec 68'100km², le lac Victoria c’est ~1.65 fois la superficie de la Suisse.
- Les lacs Albert et Victoria sont par ailleurs les 2 plus grandes réserves d’eau douce d’Afrique de l’Est.
- Près de 40 millions de personnes dépendent de l’eau douce du lac Victoria.
- 419 puits d’extraction sur les rives du lac Albert, dont plus de 130 qui seront forés dans le plus grand parc naturel d’Ouganda, Murchison Falls, le tout pour une production estimée de 190'000 (selon make_sense) à 216'000 (Le Monde) barils quotidiens.
- L’oléoduc traversera 16 aires protégées qui abritent une biodiversité déjà en danger et des espèces classées sur la liste rouge de l’UICN.
- Si (ou plutôt quand) il y a la moindre fuite, une marée noire dans cette région serait une catastrophe considérable et signerait la mort certaine de la biodiversité locale.
- A ce sujet, le groupe de consultants E-Tech, spécialiste des impacts environnementaux des industries extractives, précise que « des fuites de pétrole vont avoir lieu au long de la durée de vie du projet »
- Sans attendre une fuite, tout projet d’extraction est de fait une menace environnementale en soit: l’installation des puits de forage implique également la construction de voiries, de véhicules, la livraison de machines et l’arrivée d’humains dans une zone fragile; les produits utilisés dans l’extraction pétrolière représentent une source de contamination des sols et des eaux (méthodes d’extraction du pétrole), ainsi qu’une pollution de l’air lors du torchage. Il semble toutefois que ce projet n’aura pas de torches (source: Total), mais, pour info, c’est ce qu’on fait ailleurs et ça ressemble à ça:
- Le projet représente près de 11 millions de tonnes de pétrole annuellement charriées par cet oléoduc, et plus de 34 millions de tonnes de CO2/an. C’est 6 fois les émissions de l’Ouganda!
- Ce sont plus de 100'000 personnes déplacées ou subissant des pressions pour céder leurs terres, ou qui se voient interdites de les utiliser, et certaines qui attendent compensation depuis des années.
“Quelqu’un m’a appelé en me disant que si l’on gagne en justice en France, ils nous tueront.”
Fred Mwesigwa, membre des communautés affectées, venu témoigner en France
Rien de nouveau, on sait que ce sont les industries extractives (pétrole, gaz, mines) qui sont de loin à l’origine du plus d’abus (sur les travailleurs, les communautés locales, corruption, etc.), jusqu’à la complicité de crimes contre l’humanité (ONU, 2006, rapport de commission des droits de l’Homme, §25). Curieux de voir la position du sport dans une prochaine mise à jour plus moderne, depuis l’attribution du mondial de foot au Qatar, tiens, soit dit en passant.
Bref, c’est appétissant — si l’on est actionnaire de Total, la routine quotidienne quoi. Moins réjouissant, si l’on habite la zone concernée, ou plus généralement si l’on se soucie un peu de notre environnement.
Total qui a pourtant clamé que ce projet avait un faible impact, voire qu’il aurait “un impact positif net sur la biodiversité” (si, si, c’est marqué noir sur blanc dans leur bullshit corporate), puisqu’elle rendrait le site dans un meilleur état et qu’elle financerait la réintégration d’animaux sauvages.
Après tout, Total, rebrandé en TotalEnergies, sauveur de l’environnement, nous explique coeur sur la main qu’il souhaite atteindre la neutralité carbone “en Europe” (tu la sens, la subtilité?) d’ici 2050, incluant émissions du scope 3 (là pour le coup, je me demande bien comment ils comptent s’y prendre!). Si bons, si généreux.
L’Agence Internationale de l’Energie, le GIEC, la communauté scientifique en général, doivent sûrement raconter n’importe quoi lorsqu’ils nous expliquent pourtant que pour respecter le scénario à 1.5°C des accords de Paris, aucun nouveau projet pétrolier ou gazier ne doit sortir de terre. Qu’importe, les enjeux financiers sont supérieurs.
Mais! Car il y a un mais, la pression populaire et médiatique, ça marche (un peu)! Des centaines d’organisations civiles, des lettres d’interpellation de l’ONU, et des dizaines de manifestations, ont très certainement contribué à ce que 15 banques internationales, et les 3 grandes banques françaises (BNP, Société Générale et Crédit Agricole), annoncent ne pas soutenir financièrement le projet EACOP. Nous avons tous vu aussi les interventions de militants aux AG du groupe. Nul doute que ces banques ne se seraient pas retirées sans la pression publique. Cela semble malheureusement insuffisant puisque le projet suit son cours. La justice environnementale attendra, l’investissement a ses raisons que la raison ignore.
Bien que le président Macron ait récemment affirmé que la France ne soutient ni ne finance ce projet, il ne faut pas forer très loin pour trouver trace du soutien du président et de l’Etat à ce projet. Puis, quand l’ancien conseiller de Le Drian au Ministère de la Défense devient directeur des Affaires publiques de Total, comment en douter? Quid des millions dépensés en lobbying (La Relève et la Peste)?
Même le parlement européen a voté à une large majorité en septembre dernier un texte condamnant le projet EACOP et demandant l’arrêt des forages dans les zones protégées et sensibles. Il demande le report d’un an, afin entre autres d’étudier la faisabilité d’un autre itinéraire, d’envisager d’autres projets, l’arrêt des violations des droits humains et la libération immédiate des défenseurs des droits. Malheureusement, ce texte est non contraignant. C’est beau, la technocratie européenne non exécutive.
Le site lepipelinedepatrick.com cartographie donc les emplacements clés du projet et, grâce entre autres à l’imagerie satellite du programme Sentinel de l’Agence Spatiale Européenne. Tu vois bien qu’on on peut faire plein de choses utiles avec nos impôts, et le tout ne te coûte qu’un ticket de cinéma par an!
On y retrouve un focus sur 4 zones géographiques distinctes:
- les sites d’extraction de Total, au Nord du lac Albert
- le site d’extraction de la CNOOC, plus au Sud. Le site présente une vidéo montrant la file interminable de camions livrant le matériel de forage:
- le lieu de sortie finale de l’oléoduc, au port de Tanga, en Tanzanie, à travers une zone de mangrove protégée
- Kampala, capitale de l’Ouganda: on y retrouve pour l’instant 2 éléments, une image de l’arrestation d’étudiants protestant contre le projet, et une lettre publique du secrétariat national des étudiants qui aurait piégé ces derniers, les invitant à participer à une célebration sur l’éducation et le développement qui aurait en fait servi de soutien à EACOP.
Au vu de ce qui précède, quiconque n’aurait pas entendu parler de ce projet jusqu’à présent, peut-il en toute conscience déclarer que cela ne lui pose pas de problème?
Alors bien sûr, il y a toujours une part relative d’hypocrisie puisque nous tous, commun des mortels, partout, avons une dépendance inimaginable au pétrole dans le moindre de nos gestes du quotidien. Pas seulement dans le réservoir de nos bagnoles ni dans l’asphalte de nos routes, mais dans TOUS les secteurs, de l’agriculture à la technologie, du logement à la santé, des objets en plastique aux emballages ou même cosmétiques, des dispositifs médicaux à usage unique à nos vêtements, pas un fondement de notre société ne tient sans le roi pétrole.
En avons-nous seulement le choix? Cela nous empêche-t’il d’exiger de nos gouvernants de réels engagements pour en sortir autant que possible? Non, bien évidemment. C’est un peu le discours du “t’es écolo mais t’as un iPhone”, quoi.
EACOP est le thème de ce billet et focalise le débat public ces dernières années chez nous, mais il n’est qu’un projet parmi tant d’autres, par exemple parmi les 425 bombes climatiques dont le potentiel d’émissions dépasse les 1 Gigatonnes de CO2 (ce qui explose notre budget carbone mondial limite pour s’en tenir aux 1.5°C de réchauffement par…deux!), recensées dans cette étude.
Si tant est qu’il fallait encore s’en convaincre, il est plus qu’urgent (et même déjà très tard!) de décarboner notre économie et de se rendre moins dépendant des énergies fossiles. Tout comme son impact environnemental, les contraintes sur l’approvisonnement en pétrole sont annoncées et également connues depuis des décennies, mais nous tardons collectivement à prendre la pleine mesure des enjeux. Qui réalise ce que serait sont quotidien actuel avec une contraction d’approvisionnement pétrolier d’un ordre de 2, 5, 10, 20? La pénurie actuelle de carburant permet-elle au moins à certains d’ouvrir les yeux, de creuser le sujet?
Dans un monde qui consomme toujours plus d’énergie, comment s’étonner que les industriels aillent chercher du pétrole là où il y en a? A quel coût (social et environnemental)? Doit-on justifier de sacrifier l’environnement à des milliers de kilomètres de chez nous, sur l’autel de notre confort ou de notre sacro-sainte bagnole?
Puisqu’on ne semble pas avoir des gouvernants qui prennent la pleine mesure des enjeux ni qui ne lisent les rapports et recommandations de MILLIERS d’études scientifiques, même quand elles sont synthétisées dans des méta-analyses, AKA le GIEC, mais qui au contraire continuent de subventionner le litre d’essence (une absolue aberration tant financière que climatique!), qui en pleine crise énergétique nous parlent de couper le wifi et mettre des cols roulés (amis français soyez rassurés, en Suisse on nous a en plus recommandé de prendre des douches ensemble!), qui viennent d’annoncer un crédit d’1 milliard € d’ici à 2026 pour la R&D automobile (donc 4 fois le montant du plan vélo français, dans un pays où 53% des émissions de GES sont liés à la voiture individuelle) alors que nous avons largement les moyens et surtout DEVONS sortir de cette société orientée vers le tout-bagnole, bref puisqu’il y a beaucoup trop d’incompétents là-haut, les projets tels qu’EACOP sont un dommage collatéral et logique de l’inaction et de l’incompétence étatiques.
“Ce quinquennat sera écologique, ou ne sera pas!”
Ok Manu 🤡
Quand bien même l’Etat se défend maladroitement de ne pas les soutenir, ces projets répondent à un besoin de maintenir voire d’accroître l’offre face à une demande toujours plus gourmande, et donc face à l’absence de planification cohérente depuis des décennies. Ils ne font que repousser une réelle transition, de maintenir le business-as-usual, de dépenser à mauvais escient l’argent public, et de surtout profiter aux pétroliers.
Même si, soulignons-le, je vois énormément de décisionnaires, plutôt aux niveaux régionaux-locaux-communaux, agir avec beaucoup de volonté et de bon sens en dépit de moyens parfois limités, l’Histoire pas si lointaine regardera probablement un jour les gouvernements actuels comme des criminels.
Aller plus loin
T’as tenu jusqu’ici? Well done! Quelques liens supplémentaires:
- EACOP: Total met le feu à la planète, l’Etat complice — Blast, média indépendant qui réalise un travail remarquable ces dernières années, soutenez-les!
- Le discret soutien de Macron au projet climaticide de Total en Ouganda — Mediapart
- Un cauchemar nommé Total — Les Amis de la Terre
- L’Etat français au service de Total pour son méga-projet écocidaire en Ouganda — La Relève et la Peste
- Pétrole en Afrique de l’Est: les communautés en danger — FIDH (Fédération Internationale pour les Droits Humains)
- Qui pollue: Total, ou le citoyen? — Bon Pote
- Criminels climatiques: pourquoi personne ne les connait? — interview de Mickaël Correia dans Bon Pote
Nous n’avancerons pas sans une réelle volonté politique globale, ni non plus sans une forte proportion de changement à l’échelle individuelle en tant que consomm’acteurs. Nous sommes la société. Nous votons autant, si ce n’est mieux, dans nos achats que dans les urnes. En plus d’être basé sur un argumentaire faux et biaisé, il est inconcevable de rejeter en permanence la faute sur le voisin (l’allemand et son charbon, l’américain et son pétrole de schiste, le chinois et ses usines) sans daigner regarder en face ses propres contradictions voire investissements. La responsabilité est commune, l’effort doit l’être tout autant.
L’enjeu est systémique et dépasse les frontières.
Soucieux de joindre la parole aux actes? Envie de savoir où tu peux réduire le plus significativement tes émissions? Je suis également ambassadeur citoyen de MyCO2, contacte-moi pour participer au prochain atelier interactif et calculer ensemble ton empreinte carbone personnelle 🥳