La Tribune pour nos montagnes.
La parution de cette tribune dans Le Monde lui donne un certain écho. J’en suis de bon cœur évidemment signataire, en accord avec ses principes depuis plusieurs années avant sa parution. Pour ce que vaut ma p’tite voix…
C’est depuis que j’habite auprès des sommets et y passe autant de temps que possible, que j’ai pu réaliser l’ampleur du business et du drame qui s’y trament et faire face à mes propres dissonances. Sans même lire de rapports scientifiques sur le bouleversement climatique, géologique et hydrologique de ces régions (et ils sont légions! mais c’est un sujet pour un autre jour) si vous n’en avez pas le temps, il vous suffit simplement de constater l’affluence sur les pistes, les dizaines de kilomètres de bouchons chaque dimanche soir au retour des stations valaisannes, l’aéroport de Genève débordant de touristes skis sur l’épaule, la fréquence croissante des éboulements et d’effondrements estivaux de blocs dûs au réchauffement et à la dégradation du pergélisol, les pâturages asséchés, les glaciers qui s’amincissent, ou encore les hélicoptères de l’armée suisse qui ravitaillent les alpages en eau, pour s’interroger sur l’impact de tout cela.
D’écouter les locaux, les guides, les saisonniers, les professionnels. Souvent pris en tenaille, d’ailleurs: leur désolation de voir leur avenir et leur métier s’effriter en même temps que les parois qu’ils parcourent depuis toujours. Le réchauffement est d’autant plus rapide en montagne qu’ailleurs. Une transition, toute nécessaire voire planifiée qu’elle soit, apporte son lot de changement.
Et les chantiers de constructions qui continuent de pousser pendant ce temps-là, l’air de rien. Business as usual.
Quid de la survie économique des stations dans un monde sans neige? Quid de la survie de notre environnement, tout court? Où placer le curseur?
Nous ne pouvons plus consommer les sommets comme si de rien n’était. Ni le reste, par ailleurs.
Pas à une époque où nous avons franchi 5 des 9 limites planétaires, dans l’indifférence quasi générale.
Année après année, j’ose de moins en moins skier comme avant. Il reste bien 1 à 2 journées de pistes max, à la cool, avec des amis, quand l’opportunité se présente. Au minimum en covoiturage, sinon en train — saluons l’excellente mais certes coûteuse offre suisse sur ce point! De toute façon, j’ai passé l’âge de la vitesse sur ces autoroutes blanches. Mes genoux et vertèbres ont trop tapé dans les bosses et les snowparks.
“Nous avons bien profité”, dit la tribune. Ca ouais!
Le ski de rando ou les raquettes m’ont nettement plus attiré au fil des ans. Mais même là, je me dis que si nous y venons tous, nous ne résoudrons rien. S’il y a moins de pistes et de remontées mécaniques, il y aura de facto moins d’eau allouée aux canons à neige, moins de dégradation du paysage et moins d’énergie consacrée aux machines, mais toujours trop de monde sur les cimes, à dégrader cet environnement paradisiaque, à écraser de jeunes pousses sous un manteau neigeux toujours plus fin.
Si autant de personnes viennent des quatres coins de l’Europe, en avion ou en voiture, puis logent dans des stations qui leur offrent toujours plus de confort au prix de toujours plus de ressources et d’énergie, quand bien même chacun chausserait ses peaux de phoque le matin, nous n’aurions pas le début d’une solution sobre!
Tu quoque fili: autant coupable.
Trajet en bagnole à des heures de route de là pour “rider un pur spot!” “Envoyer du gros” entre riders “cools et amoureux de la nature”, hein, bien sûr. “Grosse session backcountry mec! Fondue et petite abricotine ce soir!” Aprèm freestyle au snowpark. Et tout le reste des clichés, toi même tu sais 🤙
Même l’héliski. Une fois. Il y a 8 ans. Je m’en souviens autant pour le kiff unique que c’était alors, que pour la culpabilité de m’être payé ça depuis. Plaisir coupable. Dissonance, quand tu nous tiens.
L’héliski, interdit en France, très règlementé en Autriche…mais favorisé en Suisse! Selon des chiffres de l’OFAC 2019, c’est: 12’000 vols pour 22’000 passagers, et le bilan carbone de tous ces vols de quelques brèves minutes se monte à 570T éq.CO2, soit 4 millions de km en voiture. No comment.
Je voulais “faire” le Mont Blanc comme on coche une tâche sur une to-do list, et tant d’autres, depuis si longtemps. Faire les grands, les emblématiques. Je m’y suis résigné. Pas un jour sans éboulements cet été dans le mortellement célèbre couloir du Goûter, phénomène amplifié par le réchauffement.
Je grimpe maintenant surtout des sommets accessibles l’été.
Moins de matos. Moins cher. Sans guide.
Plus agile. Plus simple. Plus autonome. Plus libre.
Plus sobre, quoi.
Moins de logements au chaud aussi, une simple tente de trekking. D’ailleurs, quid des refuges à l’avenir, qui dépendent pour beaucoup de ravitaillements héliportés? J’ai aussi réduit les courses de trail running au fil des ans, ne participe plus qu’à quelques courses locales. Facile, me direz-vous, quand on habite sur place, après tout j’ai choisi de venir vivre plus proche des montagnes aussi pour cela. Et quand on n’est qu’un simple et modeste amateur. Plus difficile quand on est coureur professionnel, qu’il faut accumuler des points de classement et qu’ouvrir sa gueule peut mener à la perte d’un contrat de sponsoring.
Si mes genoux ont aussi un peu contribué à cette restriction, ou surtout à la réduction des distances courues, la décision vient surtout d’une même observation: tout ce monde, coureurs comme spectateurs, qui vient principalement en voiture, mais aussi en avion, occupe l’espace par milliers le temps d’un weekend. Quid du réel impact d’un UTMB (devenu Dacia UTMB…voilà). Je me sentais aussi con au milieu de cette foule que les rares fois où je conduis seul et me retrouve au milieu d’un bouchon entouré de véhicules également occupés d’une seule personne.
Finalement, ce qui me fait vraiment kiffer, c’est la nature, la beauté envoûtante des montagnes, l’évasion spirituelle. L’aspect bien-être. Et le challenge tant mental que sportif dans un décor si majestueux et parfois si inhospitalier, oui, aussi. Mais en soit, pour me dépasser, je n’ai pas besoin de m’inscrire à des courses, ni d‘aller loin, ni de payer pour un classement qui n’est bénéfique que pour l’égo. J‘ai autant de plaisir, si ce n’est plus, à me lancer un challenge perso sur 130km de traversée des crêtes du Jura en 2 jours sur un simple weekend rando en partant de…chez moi. En solo. En silence. Des bonnes godasses, un peu d’eau et de bouffe. Un bouquin. Une frontale. Sans concurrents ni spectateurs. Sans photo finish. Sans hashtag sur les réseaux sociaux. Zéro transport carboné. Zéro chrono officiel. A quoi bon?
Les graals que sont les courses légendaires telles que l’UTMB, la Transalpine, le Grand Raid (comment avoir une course “durable”…sur une île isolée à 9000km d‘ici’?), ou même plus localement Sierre-Zinal, ont-elles un avenir dans un monde devant tout faire pour éviter +2°C de réchauffement, quand leurs participants viennent des quatre coins du monde? Faudra-t’il limiter les inscriptions aux sportifs d’un certain périmètre géographique, au détriment d’une certaine liberté? Le milieu du trail (plus que celui du ski?) semble prendre conscience ces dernières années, porté par des voix très médiatiques comme celles de Kilian Jornet ou Xavier Thévenard, ce dernier ne prenant plus l’avion, et tous deux animant par exemple une Fresque du Climat lors du dernier UTMB.
J’aime trop la montagne pour oser trop l’abîmer. Après tout, j’ai souhaité m’en rapprocher parce qu’elle m’attirait depuis toujours. Faux marin normand de naissance, montagnard d’adoption. Et puis, à quoi bon, d’ici peu, y’aura t’il encore de la neige? Je préfère vivre ma montagne seul, avec moins de vitesse. L’escalader, parfois, y bivouaquer, souvent. Amener des gens avec moi et leur transmettre l‘éloge de la lenteur et de la tranquilité. L’admirer, la chérir dans le silence, comme on veillerait auprès d’un être bien aimé que l’on saurait bientôt condamné.
C’est quelque part réjouissant qu’un lieu aussi magique que la montagne ait pu s’ouvrir à tous, se démocratiser. Enfin, “à tous”… les vacances au ski, c’est surtout une question de moyens, on est d’accord.
Comme la mer, dont je viens et dont les côtes normandes ont accompagné ma jeunesse, la montagne partage avec elle ce côté fascinant et sauvage, dangereux mais apaisant. Un lieu qui fut longtemps réservé à une poignée d’initiés téméraires. Un élément parfois violent qui endeuilla tant de familles. Comment laisser chacun profiter des bienfaits de ce patrimoine extraordinaire tout en le préservant, à l’heure du réchauffement climatique et de la raréfaction des ressources? Même la très haute altitude, qu’on pourrait croire à l’abri du tourisme de masse, subit là-aussi les ravages apportés par l’homme dans ces lieux si uniques, le business des expéditions hors de prix pour cadres sportifs en manque d’exploit, les déchets irrécupérables, les embouteillages mortels d’humains jusqu’aux flancs de l’Everest.
Si La Clusaz et sa ZAD sont à juste titre sous les feux médiatiques du moment pour le projet de retenue collinaire, ce n’est qu’un projet parmi tant d’autres.
Il y a des décennies déjà que le modèle touristique du ski est engagé dans une boucle sans fin: détournement, allocation (eau) et destruction (forêts) de ressources naturelles pour le sacro-saint or blanc, générant tourisme et retombées économiques.
“Sans fin”, non, ce modèle aura une fin. Tout comme notre transition qui n’en est pas vraiment encore une, ou notre trop timide préparation au changement climatique: chaque jour de business-as-usual est une aggravation de la situation d’effondrement non anticipé qui se présentera tôt ou tard. Tel un soudain décrochement de paroi, il risque d’emporter toute cette économie sur son passage.
On a vu pérécliter les petites régions, les petits domaines. Perdre des jours et semaines d’enneigement année après année, décennie après décennie. Disparaître les stations vosgiennes. Les stations jurassiennes près de chez moi, croulent pour certaines sous les dettes et sont à la merci du prochain hiver, inquiètes de savoir s’il sera suffisamment enneigé ou non. Incapables d’investir dans des installations toujours plus coûteuses, dans une course perdue d’avance. Les grosses se taillent quant à elles à coups de millions la part d’un gâteau toujours plus restreint.
Les stations ne sont pas dupes. J’ai pu, quand j’étais freelance dans des projets numériques il y a quelques années, travailler avec plusieurs régions et domaines suisses. Il y a longtemps déjà que fleurissent dans leurs réunions l’anticipation du tourisme de demain, comment proposer une autre expérience des sommets, diversifier et réorienter l’offre dans un contexte de ressources et d’énergie tendu. Et puis, il y a celles qui ferment les yeux, avec des oeillères larges comme des spatules de freeride. PIB un jour, PIB toujours!
Encore une dernière remontée mécanique. Plus grande, plus rapide, plus moderne.
Encore un dernier sauna dans l’hôtel*****
Encore un dernier selfie devant le Cervin.
Encore une dernière retenue collinaire.
Encore un dernier télésiège chauffant.
Encore un dernier canon à neige.
Encore un dernier parking.
Encore une dernière piste.
Encore un dernier chalet.
Allez, juste un dernier!
Tant que ça tient…
…
Tant que ça tient.
Toutes les photos sont de moi et réutilisables sans attribution si tu le souhaites :-)